L’œil du juriste
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Quand le paysage devient un fondement juridique : l’arrêt du Conseil d’État confirmant la dimension immatérielle du paysage
La décision du Conseil d’État 1 du 4 octobre 2023 relative à l’implantation d’un parc éolien près d’Illiers-Combray, en Eure-Et-Loir, reconnaît la valeur culturelle et patrimoniale des paysages associés à l’œuvre maîtresse de Marcel Proust, "À la recherche du temps perdu", comme fondement autonome en droit.
Le parc éolien, composé de huit aérogénérateurs et quatre postes de livraison, sur le territoire des communes de Montigny-le-Chartif et Vieuvicq a en effet fait l’objet d’un arrêté de refus de la préfète d’Eure-et-Loir du 15 octobre 2020, dont le porteur de projet a demandé l’annulation. Le Conseil d’Etat l’a considéré comme "suffisamment motivé en droit et en fait, au motif, d’une part, qu’il fait référence à l’article L. 181-3 du code de l’environnement et que celui-ci renvoie expressément à l’article L. 511-1 du même code, qui mentionne notamment la protection des paysages, et, d’autre part, qu’il fait référence à l’impact caractérisé de l’implantation de ce projet de parc éolien sur les paysages et le patrimoine culturel protégés".
En premier lieu, le Conseil d’État cite la définition du paysage, issue de la convention du Conseil de l’Europe sur les paysages, en se référant à l’article L. 350-1 A du code de l’environnement : "Le paysage désigne une partie de territoire telle que perçue par les populations, dont le caractère résulte de l’action de facteurs naturels ou humains et de leurs interrelations dynamiques" , précisant que "pour l’application de ces dispositions, le juge des installations classées pour la protection de l’environnement apprécie le paysage et les atteintes qui peuvent lui être portées en prenant en considération des éléments présentant, le cas échéant, des dimensions historiques, mémorielles, culturelles et artistiques, y compris littéraires".
En second lieu, la cour a notamment relevé "que la réalisation du projet de parc éolien risquerait de porter une atteinte significative notamment à l’intérêt paysager et patrimonial du site [patrimonial] remarquable, (SPR), classé au titre de l’article L. 631-1 du code du patrimoine, du village d’Illiers-Combray et de ses abords. La cour a relevé que le classement de ce site, qui a le caractère d’une servitude d’utilité publique, trouve son fondement dans la protection et la conservation de paysages étroitement liés à la vie et à l’oeuvre de Marcel Proust, dont un parcours pédestre favorise la découverte. Elle a également relevé que le clocher de l’église d’Illiers-Combray et le jardin du Pré Catelan, dessiné par Jules Amiot, oncle de Marcel Proust, sont classés au titre des monuments historiques". Il précise qu’"en prenant ainsi en considération des éléments qui ont trait, [encore une fois], aux dimensions historiques, mémorielles, culturelles et notamment littéraires du paysage, pour juger que le projet litigieux n’était pas compatible avec l’exigence de protection des paysages résultant des dispositions de l’article L. 511-1 du code de l’environnement, la cour n’a pas commis d’erreur de droit".
En troisième lieu, […] "pour apprécier l’atteinte significative d’une installation à des paysages ou des sites, il appartient à l’autorité administrative, sous le contrôle du juge, de prendre en compte l’ensemble des éléments pertinents et notamment, le cas échéant, la visibilité du projet depuis ces sites ou la covisibilité du projet avec ces sites ou paysages. Il s’ensuit qu’en retenant notamment que les éoliennes projetées seraient visibles depuis certains lieux se situant au sein du périmètre du site patrimonial remarquables d’Illiers-Combray ou à sa périphérie, pour juger que le projet de parc éolien risquerait de porter une atteinte significative à un ensemble constitué non seulement de deux monuments historiques, mais aussi du site [patrimonial] remarquable, ainsi qu’à l’intérêt paysager et patrimonial du village d’Illiers-Combray, la cour, qui a suffisamment motivé son arrêt, n’a pas commis d’erreur de droit, et a porté sur les pièces du dossier qui lui était soumis, une appréciation souveraine, exempte de dénaturation".
Cette décision, loin d’être un rejet général des énergies renouvelables – dont le Conseil d’État réaffirme l’importance pour la transition écologique – précise les conditions nécessaires pour les intégrer harmonieusement dans les paysages les plus sensibles. Le cœur de l’argumentaire du Conseil d’État repose ainsi sur une analyse approfondie et multidimensionnelle de la valeur du site, s’appuyant sur trois piliers fondamentaux : la protection du SPR, la visibilité depuis les monuments historiques classés et la reconnaissance d’une dimension immatérielle du paysage. Sa décision confirme ici la protection d’un paysage qui offre la possibilité de la réminiscence, la capacité du lieu à réactiver, par sa seule présence intacte, les sensations et les passages du roman.
1. Décision n° 464855